Matin de deuil

Ils sont toujours désagréables nos matins de deuil. C'est comme se heurter chaque fois au même mur. C. dresse la table du petit déjeuner sur la terrasse: peu importe le temps, il n'accepte aucune présence dans la maison. Il tire mon siège, m'installe, sert la première tasse de café et s'éclipse sans un mot. Son costume gris, impeccable. Je n'ai plus qu'à patienter...

Il revient, en générale, deux ou trois heures plus tard. Le visage apaisé, souriant presque. Il me prend par le bras et me mène d'un pas tranquille au fond du parc, sous le grand chêne. La terre fraichement retournée pour unique mémoire....

Mais, cette fois, c'est différent.

Quinze jours! Quinze jours oui que Catherine nous accompagne. Jamais nous ne sommes allés aussi loin. Nous avons multiplié les bains de glace, les courants d'air, les toilettes, les baumes... nous sommes allés jusqu'à trahir nos nausées et haut le cœur... Mais la terre réclame son dû, il faut capituler et se résigner...

Déjà dix heures... Je n'ose pourtant pas rentrer. La maison est comme un ventre, une lente digestion recrachant irrémédiablement ce qui, après l'avoir nourrit, empeste soudainement son air. La Vie ne se retient pas à ces murs, elle flotte quelques instants, mirage d'elle même, et va s'évanouir dans ses humeurs.

C'est ce que Catherine n'a pas compris, avec son corps pieuvre qui s'est pris à nos cœurs. Pour la garder le plus longtemps possible nous l'avons installée dans la chambre la plus reculée mais, même là, aux derniers moments, l'odeur est devenue insupportable, rampant sous les portes, s'insinuant, s'accrochant à chaque atome d'air respirable. C'était elle ou nous...

Jusqu'à ce matin je n'étais pas certaine que C. nous donne la préférence.

Il l'a follement aimée c'est vrai, plus qu'aucune vivante ne le sera jamais... Je crois que je la hais.

Je fais sauter un peu de l'émail qui s'écaille de la tasse. C'est fou comme j'ai appris à voir les détails. A ne voir que par eux. Je ne sais plus d'aileurs à quelle pliure de coude je dus mon illumination. A quel degré d'inclinaison de tête ou d'angle de vue. A un détail en tous cas. A une seconde de perfection.

Les peintres, sans doute, goûtent ils à cette sérénité sublime, celle qui vient, calme, après l'acharnement heureux, quand le trait qu'ils cherchaient à enfin accouché. Cette seconde où, le bras encore armé, les muscles encore bandés dans leur effort volontaire, la rétine capte bien avant l'intelligence la ligne d'arrivée.

Être arrivé! Ce n'est ni une question de lieu ni une question de temps, peu importe si le « bon » trait apparaît sur ce tableau ou sur un autre, s'il arrive à bout d'espoir ou à crête de reconnaissance. Ce trait, l'instant de prescience même de ce trait, est indépendant. A l'heure de son éclosion il se désolidarise de l'histoire même qui l'a crée. Comme un nouveau né anthropophage capable d'avaler son géniteur et le placenta qui l'entoure au premier cri, il se condense, faisant le vide autour de lui. Il n'est pas défini par ce qui le précède, ce qui l'a engendré, mais par sa manifestation physique même. Le peintre n'a plus alors qu'a reposer son pinceau, s'asseoir et, mi émerveillé mi effrayé, contempler l'œuvre qu'il a voulu sienne, qui est l'exacte représentation de sa volonté et qui pourtant désormais se détache de lui, inhumaine, plus étrangère que jamais.

Comme pour ma première fois...

Le corsage de Marie Agnès, dans cette demie pénombre, ce demi renversé, me renvoyant à ma solitude et impuissance éblouie. C'était moi, oui, qui avais dégagé la mèche de son front, entrouvert sa bouche, incliné son cou sur l'oreiller. C'est moi encore qui l'avais couchée sur ce draps couleur prune épousant si bien les contours de sa chaire veloutée. Ses cuisses entrouvertes, sa jupe de laine relevée sur sa jambe légèrement repliée.. Et l'ombre duveteuse et froide encore de son sexe entrebâillé. Tout cela n'était que le fruit d'une volonté, la mienne. La résultante de mes actes, de mes choix, de mes gestes sur et pour ce corps inerte, ce corps de morte qui accepte tout faute de ne plus rien savoir.


Un nuage passe et s'installe devant le soleil... Toujours personne... Dieu que la maison semble calme!...Normale.

Normale...

Je ne me souviens pas vraiment de mes premières heures, mes premiers jours entre ces murs. La mémoire ne me revient que par brides, quelques impressions, quelques odeurs...

C'est au hasard du suicide qu'il me fit raté que nous nous sommes rencontrés. Sur le pont son bras fut plus leste que ma volonté. Quoique cette dernière n'ai pas flanché au moment de faire passer mes deux jambes de l'autre côté du parapet.

Trente quatre années d'imposture et d'ennui, il fallait bien en finir. Trente quatre années à chercher une voie qui me mène à moi et me heurter toujours à la même impasse. La vie semblait passer sur moi sans laisser traces, je la subissais sans mauvaise grâce, comme on subit la visite importune d'un ami proche, le sourire aux lèvres, l'œil sur la pendule... « il faut le faire, il faut le faire...me voilà quitte avec mon devoir ».

Le soir du pont, peut-être par sursaut de bienveillance, j'étais décidée à faire cesser le jeu. Juste ça. A mon tour de glisser, de passer sans laisser de traces. Je ne sais pas si j'ai sauté finalement, nous n'en parlons jamais.

Et dire qu'a quelques minutes à peine, c'est sans doute moi qu'il aurait conduit au fond du parc, un matin comme celui là...

Pourquoi ne suis je pas partie le jour où j'ai compris? Sans doute, ne m'aurait il pas laissé le choix de fuir... Sans doute, surtout, n'en ai-je eu à aucun instant envie...

Le mal c'est l'oubli, ce qui blesse c'est l'indifférence, ce n'est pas d'arracher leurs corps du silence pour le bercer ici. C'est bien ce silence qu'il faut combattre et non nos soupirs et nos râles

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