Une seconde contre le vide

Ca lui est arrivé comme ça, d’un coup, sa petite cuillère en l’air, alors qu’elle essayait consciencieusement de faire glisser la petite peau qui s’était formée sur le dessus de sa semoule au lait. Une fine pellicule blanche, un peu translucide, qu’elle tentait de scalper en un seul et fragile morceau. Et voilà que ça lui était tombé dessus, sans prévenir : la peur de l’absurde et du vide. Ca l’avait laissé bouché bée et geste en suspend au dessus de sa semoule au lait… Oh ! bien sûr elle s’était déjà posé la question. Elle savait bien que c’était dérisoire tout ce tapage, toutes ces certitudes, ces envies, ces colères, ces emportements dont on s’habille la vie comme pour sortir. Elle savait, mais comme tout le monde elle oubliait, elle se rapiéçait une contenance faite de petits mobiles et de buts honorables, un patchwork qui passait souvent d’ailleurs pour motif tout à fait valable. Mais voilà qu’en une fraction de seconde toutes les coutures avaient lâchées, sans qu’elle sache pourquoi, et que le vertige était venu la reprendre. Elle avait peur soudain. Il fallait que vite, très vite, elle trouve une réponse à tout ce vide, une parade…

Son travail ! Oui, son travail, bien sur ! Elle l’aimait, elle était utile, ça n’était pas rien nom d’un chien !... Elle pensait, rassurée, à la pile de papiers qu’elle avait laissée sur son bureau le jour même et qu’elle retrouverait dès le lendemain . Une trentaine de feuilles au moins. Trente feuilles…il fallait se rendre vite à l’évidence : même mises bout à bout, elles ne seraient jamais un pont assez solide pour la faire passer de l’autre coté du précipice.
Elle pensa alors aux gens qui l’entouraient…sa famille, ses amis, ses amants, ses maitresses…tous ces autres qui l’aimaient et qu’elle aimait aussi sûrement. Oh ! comment n’y avait elle pas songé plus tôt ?! Quelle peur pour rien ! Ils étaient là bien sûr. Avec eux elle riait, elle jouissait, parfois même elle pleurait et se sentait moins seule. Ah ! ils avaient bien des têtes à remplir le vide eux, à le recouvrir complètement, on pouvait compter sur eux. Toujours. Enfin…Bien sûr il y avait les disparitions, les amours défaites, les amitiés fichues, les deuils…bien sûr…et tous ces autres que l’on avait cru indispensables et dont on avait fini par se passer pourtant, par choix, par fatalité… Eux non plus ils n’arrivaient pas à la stopper cette progression du vide, du rien, du à quoi bon…

Dans son ramequin rond, la pellicule sur la semoule au lait continuait de se figer.

Se figer. Oui, c’était cela. Se figer ! Chercher dans sa mémoire une seconde, une image, même fixe, et s’y accrocher comme à une bouée. Une seconde, oui, qui en elle aurait comme tout condensé. Comme le lait sur la semoule. Une fragile et mince pellicule qui pourrait tout protéger de ce grand trou noir, de ce vertige…

Elle a fermé les yeux et elle s’est soudain souvenu….

Elle est assise face à lui et elle le regarde. Il y a, au plafond, une ampoule toute nue qui se balance au bout des ses fils et bave sa lumière sur son front. De la lumière comme de l’encre sur un buvard, quand on ne sait plus lequel des deux donne corps à l’autre vraiment. Il est tard, elle a sommeil, mais elle ne veut pas dormir. Elle ne veut pas de la nuit, de la nuit derrière ses paupières, de cette absence momentanée de soi qu’on s’autorise. Elle ne veut pas faire le noir cette nuit, elle veut garder allumer le soleil craché du plafonnier, même s’il est laid.

Il ne dort pas lui non plus. Assis sur un morceau de parpaing, il regarde entre ses pieds le sol où il n’y a rien. Il regarde sans doute tomber les gouttes qui pleuvent à l’intérieur de sa tête. Ca ne fait pas de bruit ces choses là, c’est trop dedans, trop profond.

Elle s’approche de lui sans qu’ils ne se disent rien. Elle se colle à son dos, fait glisser ses bras autour de sa taille et sur son épaule pose son menton. Elle l’aime ce corps. Elle n’a pourtant pas frissonné quand elle s’en est approché, son ventre ne s’est pas ouvert non plus, n’a rien réclamé, mais elle l’aime, elle le sait, plus qu’elle n’en aimera jamais. Et elle sait cette nuit qu’il va bientôt disparaitre et s’enfuir, alors, le nez dans son cou, elle le respire, à pleins poumons, à pleines tripes. Des nano-molécules pour parfumer toute sa vie, les jours d’après, les jours sans lui. Elle les regarde tomber elle aussi les gouttes au-dedans d’elle. Mais elle n’est pas triste, elle ne le sera jamais tout à fait maintenant qu’elle l’a rencontré, que durant quelques secondes, une seconde même, elle a senti contre elle tout le poids de son corps à lui. Un poids comme un leste qui ne lâchera jamais.

Elle a rouvert les yeux alors, fini de se souvenir...Et dans la semoule, sans plus faire attention à la fine pelicule, elle a soudain plongé sa cuillère. Elle l'avait sa seconde, elle pouvait continuer de vivre.

Sa seconde contre le vide.

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