Le jour de la plume

Enfant, on nous fait croire n'importe quoi. On nous affirme, par exemple, que pour faire de belles histoires il faut avant tout réunir un ensemble compliqué et improbable d'éléments qu'on n'a, bien entendu, jamais sous la main. Des contrées lointaines, des fées et des princesses, des destins héroïques, des sortilèges et des enchantements... Avec nos grands yeux ouverts on écoute ça, sans broncher, et on se dit que, bon, d'accord, les belles histoires on se contentera de les lire sagement en attendant que le reste passe. Ou alors qu'on les vivra plus tard, quand on sera grand, fort, beau et riche, ce qu'on ne devient jamais vraiment. Seulement voilà, aussi bien ficelé que soit le conte il arrive que parfois, des enfants, en grandissant, cessent d'y croire et s'échappent. Pour eux alors, eux seulement, la belle histoire peut commencer. Ils n'ont, évidemment, pas besoin de s'exiler dans des contrées lointaines, ils peuvent la vivre, ici, sans fée, sans princesse, sans destin héroïque particulier, avec pas plus de sortilèges que d'enchantements. La vivre simplement, aussi simplement que s'ils avaient à vivre une histoire plus laide. Le plus petit détail, le plus insignifiant, leur devient soudain suffisant. La preuve, lui, c'est une plume qui l'a entrainé et aidé à débuter son extraordinaire aventure.C'était une plume assez banale, il n'aurait même pas su dire de quel oiseau elle était. Un pas très grand sans doute. Elle était d'un gris très pâle, un peu irisé, tirant vers le crème. En fait, elle avait la couleur de ces perles qu'on achète très chères et qui, dit-on, se fanent comme les enfants quand ils ne se pendent pas au cou de qui les aime. A la base, elle était encore très duveteuse et un simple coup de vent pouvait la balader en l'air, loin, très loin, jusqu'où l'œil ne peut aller. Mais la plume en question ne bougeait plus, les hasards aériens l'avaient échouée sur une flaque de boue où elle croupissait lentement. Assis sur son banc, à quelques mètres, il la regardait, sans trop y penser au début, il trouvait juste cette tache blanche jolie dans ce marron gadoueux. Ça lui occupait la rétine, faute dans l'immédiat de mieux. Faut dire qu'il en avait sa claque de regarder les passants. C'était un jour de pluie et d'ennui, sur le bord des ses trottoirs, la ville se rinçait à gris. Il n'y avait même pas de petits bateaux de papiers dans les rigoles, mais des talons pressés qui frappaient des coups secs pour ne pas trop se mouiller. Dans tout cet ennui, qui s'infiltrait en lui comme des araignées dans un grenier mal fermé, il s'était mis à flâner, à ne pas avoir envie tout de suite de rentrer. Il avait pris de longues rues, longues et lentes comme des trainées d'humus. Il était un peu triste, non de le pluie, mais du brillant qu'elle laissait sur le sol et de tous ces pieds pressés qui couraient dessus sans s'arrêter. Alors sur son banc, il avait décidé, lui, de s'arrêter, et tant pis pour le crachin qui lui mordait déjà la peau sous son pull trempé.Assis ainsi sur son banc, à regarder sa plume, il n'avait d'abord pas vu l'homme passé le feu à l'angle de la rue, puis s'engager dans le square en marchant droit sur la flaque. Par contre, il avait juste eu le temps de voir le pied droit de ce dernier se poser lourdement sur la plume et elle se coller, comme par miracle, à sa semelle mouillée. Sans trop savoir pourquoi alors, il s'était levé et avait décidé de suivre l'inconnu, le regard fixé sur son pied droit, pour voir jusqu'où il pouvait ainsi emmener sa drôle de passagère pas déclarée. La clandestinité rend toujours un peu héroïque, et à l'être on ne voit pas le temps passer, il les suivit donc ainsi pendant plus d'une demie heure sans s'en apercevoir, puis l'homme à la semelle décida de s'arrêter dans une café. Il s'installa à une des tables qui bordaient la baie vitrée et lui alla s'asseoir sur un autre banc, juste en face, sous un abris bus. L'homme passa sa commande au garçon, plia consciencieusement son pardessus sur le dos d'une chaise à coté de lui et sortit de sa sacoche un journal. Il bougea deux, trois fois sur son siège, cherchant une position adéquate, jambes étendues sous la table et pieds croisés, et se plongea dans la lecture de son quotidien. La plume était toujours là, sous sa semelle droite et, de son abri-bus, il sourit en la reconnaissant. Avec la chaleur des lieux, il lui semblait la voir se décoller doucement et trembler à nouveau du bout de son duvet. L'homme au journal eut alors un geste brusque, des fourmis dans les jambes surement, il remua énergiquement sa jambe droite comme s'il donnait des coups de pieds à on ne sait qui sous la table et reprit la même position. La plume s'était en effet décollée et pendait déjà de quelques centimètres sous son pied.La nuit, elle, commençait à tomber, il faut croire que ce journal avait vraiment des choses intéressantes à raconter. Personnellement, les journaux, ça faisait un moment que lui n'en avait pas lus. Les gros titres, parfois, sur les devantures, pour ne pas oublier comment s'écrivent les mots et comment les lettres entre elles s'accordent. Il se les récitait alors mentalement, à haute voix, sans prendre le temps d'en comprendre vraiment le sens. Il commençait à faire nuit et l'homme dans le café en était à son second verre. De la poche de son veston, il sortit un téléphone et passa un coup de fil. Tout en parlant, il s'enfonçait de plus en plus dans sa chaise, et il croisa sa jambe droite sur la gauche. De la main, il lissait le pli de son pantalon, machinalement passait un revers de manche sur sa chaussure... c'est là qu'il vit la plume à moitié incrustée sur sa semelle. Il la décolla du bout des doigts et la laissa tomber.Comme il ne savait déjà pas pourquoi il avait décidé de suivre cet inconnu, il ne sut pas plus pourquoi il décida, là, de traverser la rue, d'entrer dans le café, de ramasser la plume et de ressortir aussi vite. Elle était toute sèche, un peu sale, il souffla dessus pour la nettoyer. La pluie avait cessé et le vent s'était levé. Il la tenait du bout des doigts, levant le bras et cherchant la direction du vent un instant pour bien l'orienter, puis il la lâcha. Elle tourna un instant au dessus de sa tête, indécise, prête à retomber, puis un coup de vent plus malin que les autres l'emporta vers la droite, vite, de plus en plus vite.... Il enfonça les mains dans ses poches et lui emboita le pas, il était décidé de la suivre encore un petit bout de chemin, jusqu'à ce que la nuit ne lui permette plus de la voir, après... Après, il aviserait bien.

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