Un nuage dans la gorge

Elles tombaient sans faire de bruit sur l’émail blanc du lavabo, des petites taches vermeilles éclaboussant à peine. Si on regardait attentivement, on y discernait des formes et des visages, comme dans les nuages les ciels d’été. Elle se souvint alors avoir été cette petite fille qui, dans les blés coupés, regarde par-dessus elle et compte les dames et les messieurs se faire la course dans les cumulus. Quand elle partait en vacances, à l’époque, elle avait même un cahier qu’elle gardait toujours sur elle et où elle notait, chaque jour, les plus belles formes rencontrées. C’était son trésor, beaucoup plus marrant qu’un herbier. Elle avait sept ou huit ans alors, elle ne le connaissait pas encore, elle avait le temps pour elle, pour les nuages et les trésors. Mais depuis qu’elle lui avait ouvert son ventre et sa tête, elle n’avait plus de place pour le reste. Il avait pris tout l’espace de son ciel et disait maintenant qu’il voulait partir, la laisser avec son grand vide en elle.

Ce soir, devant le lavabo, elle y repensait soudain à son cahier … Elle plissait un peu les yeux pour mieux discerner les dessins rouges sur le blanc… Là, à gauche, n’était ce pas un soleil ?… Et juste à côté, encore, la silhouette d’un chat, un minou au dos rond… Plus bas, vers le siphon, une tête d’indien qui faisait son important… Et au-dessus du lavabo, sur le miroir, sa tête à lui.

Elle n’avait jamais vu comme le blanc de ses yeux avait des reflets bleus par endroits. A moins que ce ne soit la lumière du néon, juste face à eux, qui ne les colore ainsi... Elle l’avait si bien regardé, c’est vrai. Des heures entières à ne voir que lui. Et, même là, elle continuait. Même si son corps se mettait à peser contre elle, à s’avachir sur sa poitrine menue. Elle regardait sa bouche entrouverte, sa grimace presque comique. Cette bouche qui ne lui dirait plus que l’amour était parti... et qu’elle embrasserait bien encore une fois si le rouge n’était pas venu l'éclabousser jusqu'ici. Elle ne voudrait pas qu’il parte fâché. D’accord, il lui avait assez dit : c’est fini, mais ne pouvaient-ils pas rester bons amis ?

Elle regardait la fourchette fichée dans la gorge de son amant. Le manche brillant sous le néon était planté profondément dans sa chair blanche. Comme une fourchette plantée dans un nuage, un air de grandes et longues vacances qui commencent.

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