Les petits bateaux de papiers

C'était un jour de pluie comme celui d'aujourd'hui. La ville se rinçait à gris sur le bord de ses trottoirs. Il n'y avait pas de petits bateaux de papiers dans les rigoles, mais des talons pressés qui frappaient des coups secs pour ne pas trop se mouiller. Je m'étais mise à flâner, à ne pas avoir envie tout de suite de rentrer. A prendre de longues rues, longues et lentes comme des trainées d'humus. Je crois que j'étais un peu triste, non de le pluie, mais du brillant qu'elle laissait sur le sol et de tous ces pieds pressés qui couraient dessus sans s'arrêter. C'est là que je l'ai croisée. Je l'ai reconnue parce qu'elle avait pris la forme d'un corps, le corps jeune d'un homme en train de jouer avec sa mort.

Elle était debout, là, au beau milieu de la chaussée, les voitures, toujours pressées, la frôlant dangereusement de chaque côté. Des talons, sur le bord des trottoirs, s'étaient arrêtés en même temps que moi. Des voix l'interpellaient, lui disaient de se casser, devant son silence finissaient même par l'insulter...mais elle ne semblait pourtant pas décidée à bouger. Elle ne semblait pas non plus égarée. Son entêtement avait quelque chose qui forçait mon respect et, dans mon ventre, je sentais remonter les petits bateaux de papiers. Le long de mes tripes je les sentais s'agiter pour rejoindre, là bas, à l'angle bizarre de ce corps et de la chaussée, la terre sans doute promise autrefois par des enfants. Des enfants qui, aujourd'hui, pourtant, n'avaient plus assez de papiers pour leurs voilures et les grands vents.

Immobile et cernée par les cris, elle m'a soudain vue et elle a souri. Enfin, je crois, parce que sa bouche n'a pas suivi, elle ne devait pas être faite pour ça. Puis, elle a continué à se faire insulter et à ne rien dire, comme si tout cela n'était pas vraiment la vérité, juste un déguisement pour s'amuser. D'ailleurs, elle n'avait pas l'air d'en souffrir. Au contraire, elle mordait fort dans sa lèvre comme pour réprimer un fou rire.
Comme je ne comprenais rien, j'ai décidé de m'asseoir et de la regarder.
Son corps contre la voiture n'a pas fait plus de bruit qu'une feuille de papier qui se déplie . La tête un peu renversée sur le capot, j'ai vu ses deux yeux ouverts. Des yeux très verts et des cils longs et noirs. Des cils comme des sutures qui auraient lâché pour laisser place à la brûlure. De ses paupières éventrées sortait un cri. Un mot sans alphabet, sans forme et sans couleur, mais que je pouvais écouter. Comme je ne comprenais toujours pas, j'ai laissé le cri décider de la place qu'il voulait se donner. Aucune de celles que j'avais ne lui convenait, alors dans ma rétine il s'est planté et j'ai oublié la voiture, les gens se pressant tout autour, les autres mots pleins d'incompréhension et d'insultes... En un instant, il les avait balayés et c'est là que j'ai compris, compris qui était ce corps sous la pluie. Dans la crevasse verte, verte comme peut l'être la pourriture sur les fruits trop mûrs, il y avait la victoire. Oui. C'était bien elle qui m'avait souri. La victoire sur l'ennui, sur les talons qui se pressent, les pas qui se protègent de la lumière mouillée sous les réverbères.

Les passants, sur les trottoirs, se sont remis à passer, à passer à autre chose, comme toujours, et moi je suis restée sous la pluie avec mes bateaux en vague mouillée au bord de l'iris.

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