Leurs yeux

Il y a leurs yeux bien sûr. Les yeux de nos amantes, de nos mortes. Précieux comme des boutons de nacre cousus sur une poupée de son et dont, régulièrement, on vérifie la couture de peur qu'ils ne tombent et ne les défigurent. Durant le voyage qui conduit nos Endormies du cimetière à la chambre du premier, nous prenons d'ailleurs mille précautions pour ne pas éventer trop tôt le secret de leurs prunelles fixes.Leurs yeux sont-ils verts, sont-ils bleues, gris peut-être...? Les couleurs sont des syllabes, les degrés palpables de l'appréhension. On les découvre à chaque fois avec émotion, tremblants comme des adolescents au seuil d'entendre pour la première fois le prénom de celle qu'ils vont désormais aimer avec dévotion. C'est une immense déception pour nous lorsque l'une d'entre elles, par coquetterie ou simple incorrection, entrouvre ses paupières au beau milieu du voyage, sur la banquette arrière de la voiture. Ici, les rendez-vous manqués ne se rattrapent jamais.La mort n'aime pas les couleurs, c'est elles qui s'évanouissent les premières, si vite qu'il ne faut jamais trop tarder et, du bout des doigts, à peine arrivés à la Maison, s'empresser de relever la frange tremblante des cils. Les paupières sont si fines que la peur de les déchirer rend à chaque fois l'opération difficile.On croirait toucher les feuilles tombées d'un arbre, la vie qui irriguait encore en elles il y a quelques jours, discrète et souterraine, affleure soudain à la surface dessinant, en filigrane, de légères nervures bleutées. Sous la pulpe de nos doigts, ces éclairs de marbre écrivent comme en braille tout ce qui ne pourra plus être lu dans ces regards muets.C. a une drôle de façon de rouvrir les paupières de nos Pensionnaires: toujours les yeux fermés. Sur leurs visages aux traits tirés, il remonte lentement l'arrête de leurs nez, glisse un pouce de chaque côté et, plus lentement encore, penché sur elle à les frôler, l'oreille tendue comme pour les entendre à nouveau regarder, il retrousse leurs paupières dans un bruit de pluie légère. Il approche alors un peu plus son nez, leurs globes translucides et aveugles ont un parfum d'automne et d'humus. Un parfum d'iris fanés.Quand elles sont enfin couchées sur le lit, et ce malgré le voile opaque dont elles ont pudiquement recouvert leurs regards, leurs têtes penchées semblent constamment nous observer, comme derrière les vitrines les regards figés des mannequins de plastique. En nous approchant tout près, on peut voir nos visage s'y refléter. Les derniers visages. Oubliés les premiers! les amants émerveillés! sur leurs rétines ils ne sont plus, la seule place qui reste est à nous. Et leurs regards sans aspérité glissent comme des miroirs éventrés, entraînant irrémédiablement tout ce qui en nous peut être mauvais.Lorsqu'il est l'heure pour elles de nous quitter, que leurs chairs trop corrompues finissent par vicier l'air, C. allume un feu, peu importe la saison, dans la cheminée du grand salon. Délicatement il détache de leurs orbites les deux yeux morts. Entre ses doigts, ils ressemblent alors à des berlingots de crème, à deux lunes pâles et fragiles, décielées. Soigneusement, il les enveloppe dans un mouchoir fin et les dépose au centre du brasier.Il faut attendre quelques instants avant de les entendre éclater sous l'effet de la chaleur. Deux petits claquements bien distincts, comme le claquement d'une langue sur le palais. Signe ostensible de satisfaction. Le dernier.

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