Les épluchures

Elle épluchait des patates. Pour la soupe du soir. Deux, trois, pas plus : elle était seule dans l'appartement froid. Elle les épluchait consciencieusement, glissant son couteau sous les peaux avec une lenteur savante et réfléchie. Les épluchures étaient si fines qu'on pouvait voir la lame par transparence. Un peu d'écume blanche moussait sur les dents effilées, salissant par là même ses doigts et les couvrant d'un liquide poissard. Elle prenait un temps fou à faire cette chose stupide. Elle goutait à cette sensation étrange de glisser sous une peau gluante et froide. Une peau qui laissait sur la sienne comme une empreinte de bave. Un quelque chose de sale dont elle aurait plaisir, tout à l'heure, à se débarrasser sous un filet d'eau froide.

Elle s'était installée, avec son filet de patates, son couteau et sa peau de femme, sur la table de la cuisine, l'abat-jour baissé bas et les ombres dessinées tout autour : la nuit tombe vite en décembre. Le couteau glissait, presque hypnotique, dans cette petite nuit de petite semaine, frôlant ses doigts repliés. Ses ongles n'étaient pas faits, plutôt laids même sous cette lumière qui venait en diagonale. Ils étaient courts, trop courts, la chair rebondissant dessus, toute boudinée. Il y avait des taches blanches aussi, des cuticules jamais retirés et de petits bouts de peaux mortes pendouillant, de ces bouts qu'on n'arrive jamais à mordre et couper tout à fait. Le reste de la main, par contre, avait un peu plus d'allure. Longue, fine et nerveuse. Les veines bleutées, apparentes, dessinaient comme un réseau autoroutier.

Elle avait des doigts d'adolescente, des mains de femme âgée et, au milieu, elle promenait sa trentaine chancelante.

Elle s'appelait Victoire à cette époque, mais ça, elle ne lui dirait jamais. Pourtant Victoire était un prénom qui lui plaisait. Un prénom qu'elle n'avait entendu nulle part ailleurs et qui avait sans doute précipité dans ses trois syllabes son goût pour la solitude. De cette originalité linguistique, elle avait tiré une sorte d'orgueil la détournant des gens de son âge et de leurs ainés, de sorte que cette infirmité, la solitude, elle ne savait même plus, à vrai dire, si elle avait eu à en souffrir un jour. Enfin, un jour avant ce dernier...


Elle s'appelait donc encore Victoire ce jour, le dernier, et, comme elle posait la troisième patate sur le marbre de la table, elle se mit à sourire. Elle n'aimait pas la soupe, elle n'aimait pas être seule et pourtant... Pourtant elle se préparait une casserole entière de soupe qu'elle devrait manger seule sur la table de cuisine de son apartement. Ensuite, elle prendrait sûrement un petit bol pour n'avoir qu'une petite vaisselle et qu'un petit rangement à faire, avant de, petitement, penser à dormir, dans le petit lit 90 de sa petite vie de... - MERDE!

C'est ce merde, prononcé en très grand, qui allait l'amener tranquille jusque sur le pont.

Aucun commentaire: