La reine du muguet


Anais Tromer
Il poussait certains soirs la balade jusqu'au quartier des putes. Quartier qui se résumait en fait à deux seules rues et un parking long et étroit. Certains s'y garaient et faisaient leurs petites affaires à l'arrière des voitures, mais il n'était pas vraiment là pour regarder. L'idée de se poster derrière un arbre et de se soulager lui paraissait encore trop minable, même pour ce qui lui restait. Il valait mieux pour lui de toute façon qu'il se fasse très discret. Si elles le repéraient à traîner dans les parages, c'est à deux ou trois qu'elles lui tombaient dessus, talons et sacs en avant, pour le faire dégager de leurs bouts de trottoirs. Il faisait fuir le client, l'imbécile! Et puis, sa mauvaise odeur faisait tourner leurs eaux de toilette et ça, c'était regrettable.

Il se faisait donc discret, n'approchant pas trop les dames, ne les regardant pas dans les yeux, ne ralentissant jamais le pas. Il marchait à côté du trottoir, la tête un peu penchée en avant. Il avait remarqué que cette posture le gardait un peu des coups de sacs et des injures. Le clochard boit, il boit trop, il est ivre, il est violent, on ne sait jamais comment il va réagir, évitons le autant que possible : les clichés ne tiennent pas chaud que dans les salons. Tête baissée, il se contentait de ces bouts de femmes : un coin de résille, un talon élimé, un ongle rouge vif. Il respirait surtout leurs parfums bon marché, s'amusait à les reconnaître. On les retrouvait tous au Monoprix d'à côté, son nez les avait appris par cœur et c'était facile avec elles qui s'en aspergeait des litres entiers. Au fil de ses balades, il avait noté que les parfums changeaient légèrement suivant qui les portait. Chacune des filles avait sa propre odeur et le muguet, par exemple, n'avait pas le même bouquet sur l'une ou l'autre. Il ne connaissait pas leurs prénoms, mais pouvait néanmoins se les nommer pour lui : muguet aigre, muguet sucré, muguet vieilli, etc. Il pouvait également savoir, en un coup de nez, lesquelles avaient déjà bien avancé leur nuit, l'odeur du sexe bavant largement sur celle de l'eau de toilette. Certaines filles se trompaient de parfum, il en était persuadée. Telle fragrance aurait mieux été à cette brune qu'à cette blonde. Il aurait bien aimé leur en parler pardi, certain que ça aurait été utile à leur métier, mais quel crédit accorder à un homme qui sent perpétuellement le chien mouillé?

Certaines le hélaient parfois pour lui glisser une pièce. Elles prenaient alors des petits airs pincés et précieux, un tantinet dédaigneux. Semblables sûrement à ceux que leurs reservaient les bonnes gens et ça devait drôlement les soulager de rendre la pareille. Une fois, une toute jeune, une pas rodée aux us et coutumes de ses aînées, était venue lui parler. Ils avaient fumé ensemble une cigarette, échangé quelques banalités. En parlant, elle s'etait appuyée sur son épaule le temps de retirer un petit caillou de sa chaussure. Son parfum lui allait bien. C'était un des moins chers du Monoprix, mais le flacon était joli. La nuit se terminait, la rue était presque déserte. Il le savait bien qu'il avait trente euros pliés en quatre dans sa chaussette droite. C'était peut être assez pour elle... Elle qui regardait sa montre, regardait la rue déserte et commençait à avoir froid.

-Tu joues aux échecs?

Elle sortit de son sac en simili croco un petit jeu d'échec. Un en plastique et qui se plie comme on en trouve parfois pour les gosses, celui là était au sien, la DDASS ne l'avait pas pris. Ils s'installèrent comme ils purent sur un coin de marche, les rouges pour elles, les blanches pour lui. Elle ne jouait pas bien et il se donnait du mal pour ne pas la battre trop vite et lui laisser lorgner le mat. Leurs épaules se touchaient presque et ses trente euros le démangeaient dans le fond de sa chaussette. Dans un mois, deux tout au plus, elle ferait semblant de ne pas le reconnaître et il s'en voulait un peu de ne rien tenter... Il aurait tant aimé un peu d'eau de toilette lui aussi pour cacher les odeurs qui remontaient peu à peu et emplissaient l'air. Il voyait bien qu'il l'incommodait, elle faisait mine de rien, mais réprimait de petits haut-le-cœur et en était à son troisième chewing-gum qu'elle mâchait bouche grande ouverte.

Ça sentait la chlorophylle et le rat mort. Comme étaient morts le serpent entre ses jambes et sa reine de plastique rouge.

2 commentaires:

Alexis a dit…

Des prénoms-parfums pour effacer l'absence et la solitude, c'est très poétique.

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup.