Station remue-tripe

Il n'aimait pas prendre le métro aux heures de pointe. C'était pourtant bien pratique pour resquiller en toute sérénité. Mais il n'aimait pas tous ces gens pressés qui lui volaient son bout de banquette et lui volaient surtout de son voyage au centre de la terre. Quand il en avait marre de marcher, il descendait à la première station croisée et prenait une ligne jusqu'à son terminus. Peu importe laquelle, il ne regardait pas, il ne prenait pas le métro pour aller quelque part, il suivait les couloirs, trouvait un quai, ça lui suffisait.Il choisissait de préférence une rame vide, ou presque, et s'installait sur la banquette, calant sa tête contre la vitre. La sonnerie annonçant la fermeture des portes avait toujours sur lui le même effet, comme un soulagement immédiat et inexpliqué. Inexpliqué car il n'aimait pas les souterrains. Il n'était pas claustrophobe, ce n'était pas si grave, mais c'était l'odeur du béton, le gris des murs, le ronron de la ventilation, la fuite des lignes droites... qui lui faisaient du mal. Un mal comme dans les cauchemars d'enfant, un pour de faux, mais qui marque longtemps.Il y a des décors comme ça qui vous avalent sans digérer. Il se sentait pris au piège, comme un papillon cloué, avec pas assez d'air dans les poumons pour hurler, faire éclater le verre, s'échapper...Il n'aimait donc pas ce gris étroit, mais curieusement, assis sur sa banquette, dans sa rame de métro, à glisser sur les flancs de ce long boyau, il se sentait bien, il se sentait vivant. Ça passait par ses pieds, ses fesses, sa tempe collée à la vitre, c'était les trépidations de fer qui résonnaient dans son corps et qui le remplissaient tout entier. Le tunnel ressemblait alors à un gros animal essouflé, à une espèce de bête difforme et tentaculaire que l'ennui et l'indifférence auraient fini par terrasser. Il avait le sentiment d'être le seul à pouvoir encore l'entendre respirer et il en était fier, ému presque. Il glissait sur ces entrailles défaites avec la nonchalance des grands gagnants, laissant les secousses de la bête se répandre dans son ventre et l'emporter loin, loin dans ses souvenirs, à rebrousse-poils des autres vivants.Parce que le corps a une mémoire, une mémoire sans âge que parfois le hasard régurgite. Et ce tunnel prenait soudain des airs de matrice, des airs familiers. C'était comme s'il remontait en lui, ré-avalait les kilomètres qui l'avaient éloigné. A chaque virage il se rapprochait, à chaque secousse, il le sentait, ça faisait comme une boule noire au fond de son ventre. Une boule rien qu'à lui, une boule d'avant la vie, d'avant les débâcles, d'avant que le jour et la nuit ne se séparent et s'oublient.

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