Un soir sur la terre

J’embrasse sans connaître, serre des mains, m’enthousiasme sur des retrouvailles qui me laissent froid…Mon prénom se répète en écho d'un bout à l'autre de la pièce. Compliments et sourires à volonté, il n’y a plus qu’à se servir, nous sommes un soir, un soir de fête et d'oubli... Je slalome entre les groupes, entre les conversations, saute d’un interlocuteur à un autre, d’une banalité à une évidence et rien ne m’arrête, incapable de me sentir, ne serait-ce qu’une seconde, concerné. Spectateur d’un film, c’est tout ce que je suis… Un film vu et revu trop de fois, mais qu’on repasse pourtant, inlassablement, chaque nuit. Juste les images, familières et grouillantes, pour se croire en vie. Juste la bande son, sans sous-titre, pour oublier le silence intra muros.

La fille assise à côté de moi – j’ai perdu son prénom- se repêche à sa énième ligne.Je l'accompagne sur sa cordée.

Un…deux…trois…quatre. Quatre heures. Seulement. Le temps se fige, se contracte. La contraction du rien qui fissure la lucidité. Trop de lucidité mène au banc des accusés. C’est la grande heure du tribunal. Prendre tous les torts à ma charge et plaider coupable. Oui! Je suis le seul fautif. Lâcheté avec préméditation. J’accepte ma peine, même lourde. Je ne saurai jamais qui je suis. Je laisse ce soin aux autres, mes juges, mes victimes, mes commanditaires.
A force de me travestir, je ne reconnais plus ma peau du déguisement. L’imposture est inscrite dans nos gènes.

La nuit commence à hanter ses limites. Certains lèvent les voiles pour d’autres cieux. Je suis le mouvement. La coke tourne et entraîne, suivie, poursuivie de sa cour dont je suis cette nuit. Il faut que je les suive. Comme dans un rêve, un cauchemar. Une succession de pas vers le nulle part. Un pied de nez ultime à l’ennui, à l’envie. Quelque chose de simple, de gratuit, d’animal, comme pour se délester à jamais du poids de sa vie. Une sorte de point de non retour. Pour rien. Pour ne plus tomber. Pour être en vie, le supporter aussi.

J’en ai à peine pour une demie heure en roulant bien. D’ailleurs je ne roule pas bien, mais vite. Je jette un coup d’œil au rétro: combien de temps peut on vivre comme je le fais?... Longtemps, très longtemps, j’en suis persuadé. Et c’est sans doute le pire. Il suffit d’attraper le coup. Ce n’est pas facile, c’est vrai. Personnellement, il m’a fallut des nuits d’acharnement avant de piger le truc. On peut tout se permettre. Ça n’existe pas les bandes d’arrêts d’urgence, les seuils critiques, on peut toujours aller plus loin. Et plus loin pour rien, parce qu’au bout c’est toujours le vide. C’est d’autres mesures à dépasser, et derrière elles, encore d’autres et ainsi de suite… C’est bien ça le vide, non? Les murs changent, les têtes défilent, mais il n’y à plus personne à duper. Ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain, ça n’a pas grande importance, tout finit par se ressembler. Il y a quelque chose de pathétique dans l’air. De sordide presque. Débauche écoeurante de jeunesse, de facile, de beau, de fric… comme si nous étions condamnés à un éternel bonheur de carton pâte. Mais entre les oreilles, ce vide, encore et toujours, qui nous dévore nuit après nuit. Sans douleur, sans cri. Ça ressemble à une défaite, à un drapeau blanc piqué de fils de toutes les couleurs.
...

Le silence est tombé. Les spectateurs se sont levés et sont partis. Les comédiens ont raccroché leurs costumes, les hommes leurs personnages. La scène est déserte. Que reste t’il?

Le silence comme une menace de vérité. Les quatre en une seule gifle. Le silence peut tuer un homme j’en suis sûr. Le dessécher, le digérer… Déjà j’ai l’impression que mon cerveau se rapetisse, se comprime, s’aspirant lui-même de l’intérieur. Un écroulement par le centre…
Il faudrait réagir certainement. Faire quelque chose!... faire quelque chose, mais quoi? Je ne sais pas m’inventer d’envies. Je n’ai que des besoins. Besoin de plaisirs, sans plaisir. Juste pour ne pas penser que derrière c'est le vide.

Le temps où je ne fais rien me fait peur. J’y pressens une mort. La mienne sans doute.

Quelle heure est-il? A peine neuf heures. Est-il possible que je tienne jusqu’à ce soir?... Je vais dans la salle de bains, cherche la plaquette de somnifères. Vide. Si seulement je pouvais dormir et me réveiller à la nuit prochaine…Ou ne pas me réveiller. Mais non, non, il faut se rendre à l’évidence, je ne suis pas fait pour le suicide. Trop raffiné, trop désespéré peut-être, trop lâche certainement, je suis pour l’euthanasie douce. Il n’y a pas d’issue de secours dans les impasses. On continue, tout droit, jusqu’au mur, jusqu’au crash…
Je redescends à la cuisine, ouvre tous les placards, plus une goutte à boire. J’ai besoin de boire. Parce que je n’ai pas sommeil. Parce que cet appart vide au petit matin m’angoisse terriblement… Parce que je suis un peu alcoolique je crois…Je suis sur la mauvaise pente. C’est ce qu'on m'a dit cette nuit. Il faudrait que je lève le pied. Il faudrait, oui. Il faudrait tant de choses que je ne suis pas, que je suis incapable d’être.
Je vais à l’atelier, entre les pots de couleurs un fond de chardonnet. Un numéro de portable aussi, griffonné sur un bout de papier. Qui était ce?
Les corps n’ont plus de visages, les souvenirs plus de noms, les sensations plus d’histoires. Le livre est blanc, les lignes s’effacent les unes après les autres. Je crache en l’air efface au fur et à mesure…
Me souviendrais je au moins de moi?

Je crois qu’il reste un fond de bouteille dans la cuisine..
J’allume la télé, le silence plus que la solitude encore me fait peur. Je zappe quelques chaînes, regarde sans voir. Je finis par vider la bouteille et éteindre.

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