Aimée la poupée

Je ne sais pas si je ferais une bonne mère, mais je sais que je me suis toujours bien occupée d'Aimée. Il y a deux catégories de petites filles : celles qui collectionnent les poupées et celles qui n'en ont qu'une, je faisais partie de la seconde. Bien sûr, à chaque noël, chaque anniversaire, emballées dans des cartons souvent niais mais joliment ficelés, on essayait de m'en offrir de nouvelles. On n' aimait pas trop je crois l'exclusivité farouche qui me liait à Aimée et, bien souvent, on menaçait même de me la confisquer. Alors, pour ne pas risquer le pire, chaque fin d'année, je faisais place pour quelques jours à la nouvelle. Je ne prenais pas la peine de lui trouver un prénom par contre, je la peignais, lui donnais à manger, la couchais à côté de nous sur l'oreiller au soir tombée, ça suffisait amplement. Ça avait l'air, en tous cas, de rassurer ma mère et, dès que je sentais l'attention sur moi diminuer, je remisais l'intruse dans un coin de la chambre et retrouvais mon quotidien avec Aimée. Notre indéfectible duo a duré ainsi plus de trois ans, jusqu'à ce que, vers mes huit ans, un obscur grand oncle ne vienne nous séparer.Nous étions en vacances chez ma grand mère, à la campagne. Elle habitait une vieille ferme où, chaque dimanche, elle tuait le lapin et le dépeçait encore fumant dans la cour, face au soleil. Dans cette cour, il y avait un vieux puits qui ne servait plus depuis des années et qu'on se promettait de combler chaque été. J'avais interdiction de m'y pencher et c'est bien sagement donc que ce matin là je jouais avec Aimée à quelques mètres de lui. Mais voila, mon oreille a vite été attirée par un drôle de bruit ce jour ci, une sorte de petit piaillement aigu qui venait du puits. C'était un chat qui, à déambuler sûrement sur la margelle, c'était fait surprendre et était tombé à l'intérieur, cinq mètres plus bas. Pendant plus d'une heure, tous les hommes de la famille ont redoublé d'imagination et d'ingéniosité pour l'en sortir, mais tous leurs plans ont échoué lamentablement me confirmant que les adultes, décidemment, étaient des êtres deçevants. Accrochée à Aimée, moi, je n'arrêtais plus de pleurer et, quand l'un d'eux a annonçé qu'il fallait abandonner, je suis partie dans une crise de nerfs que personne n'a réussi à calmer. C'est là qu'excédé, ce vieil oncle taciturne m'a arraché Aimée des mains pour la jeter au fond du puits.- Voilà, il est plus seul ton matou, il a plus peur, tu vas te calmer maintenant!J'ai, il est vrai, instantanément cessé de pleurer et, bizarrement, le chat a cessé de miauler lui aussi. Même ma mère, qui n'aimait pourtant pas beaucoup Aimée, est restée bouche bée. Il y a eu une dispute je crois, quelques minutes après, dans la cuisine, mais je n'ai pas écouté. J'avais cessé de pleurer, je me tenais droite et digne dans la cour, la main inanimée.Oh! bien sûr, sur le moment, ça ressemblait à un drame, mais au final il ne m'a fallut que deux mois pour oublier Aimée. J'ai continué néanmoins de refuser, par principe, les autre poupées offertes. Et puis voilà qu'une nuit, il y a quelques mois à peine de cela, C. est revenu avec une petite fille dans les bras. Une petite fille qui s'appelait Aimée...En fait, il a été dérangé par le bruit, une bagarre entre chats, et, soudain inquiet, s'est précipité et trompé en déchiffrant la date de naissance sur la pierre tombale. Du coup la morte choisie n'avait pas vingt-cinq ans, mais cinq ans... Il a quand même décidé de charger le petit corps dans le coffre et m'est apparu tout empoté devant la porte, cette silhouette fragile dans les bras. Elle avait été enterrée dans une robe en velours bleu marine, avec des chaussures de la même couleur et des collants opaques et blancs. Elle n'était pas très belle étrangement, oui, c'est toujours étrange je trouve lorsque les enfants ne sont pas beaux, mais elle avait par contre de très beaux cheveux, un peu roux, qui lui descendaient très bas dans le dos. Les mêmes que ma poupée. Elle était minuscule couchée sur le lit. Les morts ont toujours l'air désespérément seuls, mais avec elle c'était plus flagrant encore et ça me déchirait littéralement le cœur. Comme devant le puits. Durant les quelques jours où elle est restée avec nous je ne me suis donc pas résignée à la laisser un instant et l'ai trainée avec moi partout, en ai fait ma poupée. A l'heure des repas, je l'installais en bout de table, entre nous, devant son assiette et son verre. Bien sûr, nous avons jeuné pendant quatre jours. Le soir, je la faisais coucher dans mon lit pour lui raconter une histoire avant de la reconduire dans sa chambre et de la veiller pour la nuit. C. ne l' a jamais touchée, moi si... Mais je ne l'ai pas fait exprès, vraiment pas, je le promets. Je lui brossais une énième fois les cheveux, appuyant sur son menton pour qu'elle penche bien la tête en arrière, et puis, je ne sais pas, l'arc tendu de son cou m'a fait sourire. Il ressemblait à une demie lune que j'ai voulu pousser encore un peu. Ça a fait « crac », un très léger crac quand je lui ai rompu le cou et qu'est tombé le peigne d'ivoire.

Aucun commentaire: