Lame de fond

Il aimait sentir son rasoir au fond de sa poche. Ça faisait un moment pourtant qu'il ne se rasait plus ou presque. C'était une vieille lame en acier qu'il avait enroulée dans du papier gaufré, un emballage de biscuit sans doute, il ne se rappelait plus vraiment, les écritures, avec l'usure, s'étaient estompées. Elle n'était quasiment pas rouillée, à peine deux points sur une des faces, et les deux tranchants étaient impeccables. Pour couper, trancher, gratter et nettoyer, il se servait de son couteau, un cadeau oublié de son naufrage. La lame, elle, il la réservait à d'autres fins, à un drame autrement plus noble que la découpe sauvage d'un saucisson pur porc. Il s'était dit, tout bas, pour ne effrayer son âme, que le jour où la déveine deviendrait trop forte, il viendrait dans les siennes glisser la lame. Il imaginait alors comme un bruit mouillé de sparadrap, une entaille claire et précise tranchant les liens à ras. Et ça le soulageait de se savoir cette porte de sortie a proximité, ça lui donnait chaque jour de quoi supporter, la force de faire reculer le cran de sureté. Quand on est sûr de mourir un jour, on peut, sans risque, s'offrir quelques détours. Même à genoux, même sans fierté, le froid de l'acier saura laver toutes les lâchetés.

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