les mains

La porte s'ouvrit sur un léger grincement et j'entrai un peu chancelante, sans même y penser. C. n'alluma pas la lumière et il me fallut un peu de temps pour voir au-delà des ombres. Elle était effectivement là, masse étirée et sombre. Le parfum des fleurs était plus prenant encore que tout à l'heure, mais sans doute était ce l'odeur de son corps, cette odeur inconnue encore qui, se mêlant à celui des lys, me prenait à la gorge. Ma poitrine devait, me semblait-il, se soulever beaucoup plus que d'ordinaire et l'air avalé était comme saturé de murmures pâles et exigeants.C. me fit signe d'avancer jusqu'au lit où il s'assit à hauteur de son coude. Sa tête tournée de l'autre côté, je ne distinguais d'elle qu'une masse épaisse de cheveux, retenue sur le coté droit de sa nuque par ce que j'imaginais être un chignon. Ils paraissaient clairs, blonds peut-être. La découpe nette de son visage avait quelque chose de la blancheur lunaire. Je n'osais pas encore bien la regarder. Le nez enfoui dans l'étole qui me servait d'écharpe, j'attendais que C. me dise comment me comporter. J'étais comme une petite fille devant sa première poupée : j'avais envie de toucher, mais ne savais comment faire.C. défit alors le lourd chignon et libéra la masse épaisse qui se déroula comme une vague jusque sous la poitrine. Il glissa sa main dans l'épaisseur pour lui redonner vie, un lourd parfum de cosmétique s'éleva juste au-dessus d'elle. Puis, il descendit jusqu'à sa main droite. Elle était posée, inerte, contre son flanc, démesurément fine et longue. Je le vis fermer les yeux et, semblant se concentrer, masser entre ses doigts les fines phalanges, une à une. Cela dura longtemps. Mon regard ne quittait plus ce jeu de mains. Cette morte me faisait moins peur ainsi réduite à ce détail anatomique. Je me sentais presque capable de me joindre à ce magma mouvant de doigts, où chaud et froid semblaient s'entendre à merveille.


Elle était fleuriste...


Oui, touchez.


Sans me laisser le temps de me raidir, il saisit ma main et la posa sur celle de notre Endormie. Il me guida un moment sur cette géographie nouvelle où pleins et déliés se succédaient. Je n'avais jamais réalisé combien les mains sont compliquées, combien d'articulations, de muscles sous-jacents, de volonté sont nécessaires pour les mouvoir... La sienne était dans un drôle d'état : des écorchures, quelques durillons et comme de la corne à certains endroits.


- Vous sentez?... Là, vous sentez? C'est à force sans doute de tenir la petite lame qui sert à biseauter les tiges que sa peau, à cet endroit, s'est épaissie... Et là, ces égratignures, vous sentez comme elles sont incrustées, comme imprimées dans le derme?...


J'étais émue. Personne, sans doute, n'avait jamais pris le temps de regarder ainsi ses mains. Personne ne regarde jamais les mains. On avait du, toute sa vie durant, se contenter de lui demander "et vous, que faites vous dans la vie?" et elle de répondre "fleuriste" et de finir d'emballer les bouquets promis à d'autres regards que le sien. Elle avait dû répondre à chaque fois souriante, les deux fossettes aux coins de ses lèvres en gardaient le souvenir, souriante mais mécanique, satisfaisant en automate ces curiosités de fast-food polies. J'étais émue parce qu'il n'y avait pas eu de belles gerbes sur le marbre de sa tombe. Pas de plaque non plus. Pas le poème écrit par un enfant, pas les roses blanches ou rouges d'un amant... Il n'y avait que nos lys pâles et nos yeux tout autour.J'étais émue et avais envie soudain de pleurer car, au moment où enfin on la regardait, elle avait les yeux fermés.

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